LES ECRANS CONTEMPORAINS


L'enfance de l'art


Au commencement était le corps. Tout a commencé, dit-on, dans une rencontre d'ombre et de lumière, où sur le contour d'un corps, l'histoire d'une grande obsession, celle de l'art, s'est mise en chemin (1). A l'instar de cette fable, le travail de Lallemand continue à sa manière d'être agité par cette inquiétude immémoriale, cette poursuite du corps, de celle qui fit faire à Pygmalion une sculpture si proche qu'elle en devint presque vivante. De cette façon, le trait que Lallemand poursuit dans ses télécrans, comme un fil d'Ariane, recommençant des images tant pornographiques que des archétypes érotiques de notre histoire de l'art, renoue et réactive, dans l'horizon de notre contemporanéité, cette attraction primitive : capter ce qui nous échappe, faire l'histoire de ce après quoi nous courons : encore une fois, cerner le corps.

Matière fatale


Cependant ce corps qui est en question dans l'art est irrévocablement ailleurs. Comme Orphée se retournant et perdant Eurydice, dans le tableau - dans cette tentative de capture - le corps est par nature un objet lointain, un horizon fragile. Aussi les télécrans de Lallemand ne représentent pas des objets de sensation (des nudités en vrac dans un érotisme fun), mais présentent d'abord l'objet de l'art comme désir. Dans le télécran, il est question d'un corps désormais envolé, d'une chair subtile incarnée sur les contours. L'art accouche d'une matière fatale, d'une corporéité vaporeuse et paradoxale, ramassée tout entière dans le passage d'une ligne. D'où le poids du trait de Lallemand, où notre relation au corps ne tient plus qu'à un fil, dans des écrans tant menacés d'effacement que tracés dans le tremblement. Comme des tatouages précaires de cette obsession primitive, les télécrans de Lallemand gravent les frontières d'un corps ultime.

Poussières d'aura


A l'heure où Lallemand poursuit sa ligne, le corps est plus que jamais devenu une donnée immatérielle, une réalité fluide. A l'ère de la vidéo, de la 3D et des images virtuelles, la reproductibilité dépasse le champ de l'icône et de la représentation pour contaminer aussi le corps. Si à travers la reproduction l'originalité du tableau s'est perdu, à travers les médias le corps s'est vaporisé (2). La perte de l'aura, comme si le destin de l'un et l'autre étaient liés, ne concerne plus seulement le tableau mais aussi le corps dans une phase de reproductibilité et de simulacres imprévisibles par Benjamin. Dans le contexte de cette double disparition, le télécran fonctionne alors comme une plaque d'enregistrement des dernières possibilités du tableau comme des dernières émanations du corps. Dans une phase de dissémination avancée, le télécran, terminale zone, enregistre les dernières pulsations, forcément paradoxales, d'une aura désormais volatile. Plus qu'une liquidation de l'aura, le télécran génère plutôt sa liquidité, sa phase fluide et passagère. Dans une temporalité inversée, dans une phase éphémère où seul demeure ce qui fuit, l'aura d'aujourd'hui sera passagère ou ne sera plus.

Le tableau évasif


Le télécran est donc comme un écho ultime du tableau. Car en fait, copier, répéter c'est produire une différence, une irréductibilité, comme celle de ce trait tremblant. Les copies d'images standards sont comme la décision rusée de donner aux tableaux une histoire supplémentaire, d'en écrire encore un chapitre. Comme les histoires de Don Quichotte, l'histoire du tableau n'en finit pas de rebondir sous des formes inattendues. Le télécran en est une, et sa pirouette est de se présenter en même temps comme copie et de générer du devenir.
L'histoire du tableau est construite de ses évasions. Convertissant le même en mutation, le tableau se constitue comme production de devenir, c'est-à-dire sur le mode de l'événement et de la rencontre (3).
Quelque part le tableau est toujours "un piège à regard" (4). En l'occurrence le télécran dispose d'une machinerie paradoxale faite d'interférences remarquables. Le dessin croise la manipulation et le trait s'hybride avec les manettes à tracer. Le télécran mixe l'attraction de l'œil et du doigt; ici, dessiner c'est aussi toucher. Dans cette histoire d'affect qu'est l'art, le tableau comme rencontre et croisement devient caresse optique.


Origine rêvée


Visuellement, les télécrans sont d'une simplicité troublante où se mêle, par le trait, un réductionnisme presque minimal et, par l'écran, une séduction pour laquelle il faudrait revenir au pop. Minimal pop. A l'instar de Warhol qui a épuisé Marylin, Lallemand creuse cette fascination visuelle, mais en en marquant son origine en deçà, précisément dans l'image banalisée du corps, et en jouant du même coup avec la contamination d'icônes érotiques classiques et d'images pornographiques. La fascination de l'image est immémoriale, en deçà des médias, tant dans l'histoire reculée des scènes libertines que dans l'actualité de notre pornographie. En deçà d'un musée imaginaire constitué d'œuvres rencontrées çà et là, l'art puise donc son attraction à la source d'une cinématographie primitive. Par là, le tableau est cinématographique au commencement, un écran à l'origine rêvée. Le musée imaginaire est d'abord un cinéma immémorial.


Trace contemporaine


Le télécran, comme l'écho de cet impact dont on a perdu la trace, devient la résonance de ce désir originaire et indissocié de l'image et du corps, la marque indélébile d'une impression non datable et toujours actuelle. Si "le temps est un enfant qui joue avec des pions" (5), le télécran est ce jeu de contemporanéité où notre désir d'art s'active sans nostalgie, dans son innocence même. Le télécran est une nappe de mémoire oublieuse, contemporaine, c'est-à-dire toujours présente, comme un écran magique, une nappe d'attraction active de chaque instant.
Entre le dessin et la manipulation, la mémoire et l'innocence, la séduction et l'insaisissable, le corps et l'icône, l'archétype et sa pellicule, toute la ligne du télécran est une tangente. Comme l'écran de nos désirs, sur l'équilibre d'un temps suspendu, il trace la frontière d'une échappée contemporaine.


Frank Perrin


(1) Pline l'Ancien, Histoire naturelle, LXXXV, 5 'On commença par cerner d'un trait le contour de l'ombre humaine".
12) G. Agamben, La communauté qui vient, XII ,"Collants Dim"
(3) Deleuze, Logique du sens
(4) J. Lacan, Le séminaire XI
(5) Héraclite, Fragments